Retour sur la table ronde #5 - Editions indépendantes : la voie du collectif ?

Publié le 26 juillet 2023

Pour mieux comprendre et anticiper les mutations de la filière du livre le CNL organise, en 2022-2023, un cycle de petits-déjeuners dédiés aux professionnels.
Le 5 juillet dernier, cette cinquième table ronde portait sur les éditions indépendantes.

table ronde diff #5

Éditions indépendantes : la voie du collectif ?

Avec :

  • Jean-Yves Mollier, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles, spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture.
  • Pierre Banos, Éditions théâtrales (« 40 ans d’indépendance ») et fondateur de la structure de diffusion Théâdiff.
  • Sophie Caillat, Éditions du Faubourg, membre du collectif des éditeurs anonymes
  • Serge Ewenczyk, Éditions Ça et Là, vice-président du Syndicat des éditeurs d’Ile-de-France et membre du Syndicat des éditeurs alternatifs.
  • David Meulemans, Éditions Aux forges de Vulcain
  • Christine Morault, Éditions MeMo, fondatrice du festival international L’œil du monde.
  • Albert de Pétigny, administrateur du Coll.LIBRIS, membre du bureau de la Fédération des Éditeurs Indépendants

Introduction par Régine Hatchondo, Présidente du Centre national du livre

Régine Hatchondo évoque la volonté pour le CNL de contribuer au maintien de la diversité de l’édition indépendante. Cette table ronde vise à donner des clés pour développer les coopérations entre éditeurs et ce afin de les structurer et les renforcer. Elle s’inscrit notamment dans la dynamique des échanges impulsés par les Assises nationales de l’édition indépendante (Aix-en-Provence, février 2023).
 

Intervention de Jean-Yves Mollier : l’édition indépendante face à l’accélération de la concentration

Jean-Yves Mollier présente les effets de la concentration sur l’édition indépendante en rappelant tout d’abord quelques chiffres. Selon les données de l’ISBN, les déposants sont au nombre de 8 500 chaque année mais la moitié d’entre eux n’a déposé qu’un seul livre, avec une forte hausse de l’auto-édition encouragée par Amazon, tandis que 125 déposants ont déposé plus de la moitié des ouvrages. La Fédération des éditions indépendantes a pour sa part recensé 2 240 éditeurs. Les enquêtes menées fixent le cap à 5 ans d’existence en moyenne pour les nouvelles structures. Par ailleurs, le nombre de titres ne cesse d’augmenter, atteignant 100 000 titres par an dont 65 000 nouvelles éditions.

Jean-Yves Mollier emprunte ensuite l’expression de l’économiste George Stigler, « l’édition est un oligopole à frange », pour revenir sur l’histoire de l’édition française. Si avant 2002, le secteur dominé par Groupe de la Cité et Hachette peut être qualifié comme étant fluide, cette structuration est amenée à changer à l’automne 2002 avec la vente de Vivendi Universal Publishing au groupe Lagardère. Ce rachat engendra jusqu’en 2019 des bouleversements dans le monde éditorial français, date à laquelle le groupe Vivendi racheta Editis avant d’entrer au capital du groupe Lagardère.

Jean-Yves Mollier considère que l’édition française n’a jamais été aussi concentrée qu’aujourd’hui. En effet, les indépendants totalisent 10% à 12% du chiffre d’affaires global. Quant à eux deux, Hachette et Editis représentent 55% du marché. De fait, le rachat du groupe Lagardère par Vivendi provoque aujourd’hui de vives réactions dans le monde de l’édition, associée à la mise en vente d’Editis (exigée par Bruxelles).

Évoquant enfin les enjeux de diffusion et de distribution de l’édition indépendante, Jean-Yves Mollier, qui évalue à 1 500 exemplaires une bonne mise en place, rappelle qu’il s’agit d’un chiffre ambitieux au regard de l’espace médiatique restreint des éditeurs indépendants. Jean-Yves Mollier conclut sur l’importance pour les éditeurs indépendants d’entretenir des relations de proximité avec les libraires et de travailler en diffusion avec des acteurs ayant à cœur de défendre leur catalogue, comme c’est le cas d’Harmonia Mundi, Belles lettres ou encore Hobo Diffusion. 

 

L’indépendance à tout prix ?

David Meulemans, Christine Morault, Pierre Banos, Sophie Caillat, Serge Ewenczyk, Albert de Pétigny et animé par Sidonie Mézaize, chargée d’affaires économiques au CNL.

Indépendance de compromis : avantages et inconvénients d’appartenir à un groupe

 

Albert de Pétigny rappelle l’interdépendance du secteur du livre et souligne que la notion d’indépendance est à mettre en perspective dans un tel contexte. Il rappelle que chaque structure éditoriale a un modèle de société, une intention qu’elle souhaite diffuser à une large échelle. David Meulemans revient sur la liberté d’éditer, une notion intimement liée à celle d’indépendance. L’indépendance se caractérise selon lui non pas comme un état d’esprit mais comme la possession des moyens de production. Avoir sa maison d’édition permet également de choisir et d’accompagner des ouvrages.

David Meulemans fait également mention des labels de groupes, la pression financière qu’ils subiraient ayant pour conséquence l’effondrement de ces structures sur le long terme tandis que les maisons indépendantes peuvent être qualifiées de plus fragiles mais plus durables.

Serge Ewenczyk enrichit la définition de l’indépendance éditoriale en reprenant celle donnée par le Syndicat des Editeurs Alternatifs (SEA). L’alterité, soit un regard et une façon différente de travailler, participe à cette notion d’indépendance. Celle-ci s’illustre à travers le rapport avec les auteurs et autrices ou la mise en place de pratiques vertueuses qui prennent forme par exemple à travers un modèle de contrat d’édition favorable aux deux parties ou la systématisation des rémunérations des auteurs pour les dédicaces. Il annonce enfin la création de l’association des éditeurs d’Ile-de-France où le chiffre d’affaires maximal des structures adhérentes est fixé à 3M€ (10M€ pour les structures adhérentes à la Fédération des editions indépendantes).

Sophie Caillat revient sur son expérience en tant qu’éditrice indépendante et insiste sur la nécessité d’être responsable du début à la fin des ouvrages parus. Elle évoque le travail des Editeurs anonymes, constitué de 5 maisons d’édition indépendantes diffusées par Harmonia mundi et soucieuses de porter ensemble la promotion de leurs catalogues auprès des libraires. L’indépendance est selon elle un combat quotidien où le collectif peut être une solution.

Christine Morault conclut ce premier temps en insistant sur la nécessité de créer un lien fort avec les libraires qu’elle invite à un fort engagement envers les éditeurs indépendants.
 

Diffusion-distribution déléguée : le tremplin

Albert de Pétigny est interrogé sur les solutions pour éviter la logique de surproduction. Il présente le choix des éditions Pourpenser de payer les droits d’auteur sur ce qui est produit et non vendu. Il convient selon lui de se poser les bonnes questions quand un livre ne trouve pas sa place et évoque la possibilité de faire des tirages courts. La Fédération des éditions indépendantes travaille actuellement sur l’identification des bonnes pratiques à travers l’examen des différentes chartes existantes au sein des organisations d’éditeurs ou des agences régionales du livre.

Sophie Caillat renchérit sur la difficulté de trouver le juste tirage du fait du manque de visibilité et de données à cette échelle. Elle souligne le fait que les éditeurs financent les retours des libraires qui sont encouragés à commander de trop grandes quantités du fait de la possibilité de les retourner. En ce sens, la création d’outils adéquats (comme le book tracking) ou leur accessibilité (comme à GfK) peut être une solution selon Serge Ewenczyk. Ce dernier souhaiterait que les éditeurs aient accès à Datalib, cet outil permettant de mieux anticiper les tirages des parutions et éviter d’imprimer « la fois de trop ». Christine Morault souligne les restrictions financières auxquelles font face les éditeurs indépendants et les enjeux écologiques du pilonnage d’ouvrages auxquels ils seraient davantage exposés. Elle rappelle que la capacité de retour était très réglementée et marginale par le passé.
 

De l’indépendance au collectif : grandir à son échelle

David Meulemans, Christine Morault, Pierre Banos, Sophie Caillat, Serge Ewenczyk, Albert de Pétigny et animé par Marie Ameller, déléguée à la diffusion et à la lecture au CNL.

L’indépendance en partenariat : les enjeux de la coédition

David Meulemans revient sur son expérience de la co-édition. Cette décision a été prise à la suite d’une nécessité d’être aidé pour soutenir l’activité en croissance de sa maison d’édition. Aux forges de Vulcain est en partenariat avec les éditions la Martinière dont la ligne éditoriale ne concurrence pas la sienne, et bénéficie de la diffusion-distribution de Média participations. Ce système de co-édition a ainsi permis à sa maison d’édition et à lui-même d’évoluer, de se former et de se créer un réseau de librairies. Cependant ce partenariat ne peut être définitif même s’il reste un moyen de structurer les maisons d’édition. Pour illustrer son propos, David Meulemans mentionne des risques comme la potentielle concurrence au sein d’un même collectif, le rachat de l’entreprise pivot qui perd de son indépendance ou l’affaiblissement économique d’une des maisons d’édition qui peut être néfaste pour ses consœurs.

Mutualiser la surdiffusion : un outil performant de promotion

Pierre Banos évoque les années en diffusion déléguée des éditions Théâtrales qu’il représente et des injonctions qu’il avait alors à produire toujours davantage, à rebours des impératifs propres à l’édition de théâtre. C’est cela qui l’a incité à créer la structure Théâdiff (SCIC), en continuant de confier la gestion des grands comptes au CDE et la distribution à la SODIS. Pierre Banos insiste sur la nécessité de ne pas se faire concurrence pour permettre le bon déroulement de cette coopérative. Ce dispositif apparait intéressant également pour les libraires car cela leur permet de n’être en lien qu’avec un seul canal de distribution, de fabrication et d’information.

Les modèles juridiques de l’indépendance : associations, SCIC/SCOOP

Une autre manière de se mettre en commun est aussi le partage d’outils de gestion. Albert de Pétigny présente le projet OpLibris (en statut SCIC), né en 2018 au sein du Coll.IBRIS, face au constat du manque d’outils de gestion disponibles en source ouverte. Ce projet est présenté comme évolutif, collaboratif et adapté aux pratiques des éditeurs. La version bêta devrait être lancée début 2024 et le lancement opérationnel est prévu pour début 2025.

Sophie Caillat mentionne la volonté du Collectif des éditeurs anonymes de mutualiser l’impression et la création récente de l’association des Amis des éditions du Faubourg qui a pour vocation de pérenniser l’activité de la maison d’édition et faire vivre les livres au-delà de leur parution (mobiliser le penchant non lucratif de la maison à travers une veille des sujets d’actualité). Serge Ewenczyk prend la parole pour présenter la volonté du Syndicat des Editeurs Alternatifs de participer à l’augmentation des ventes de droits auprès des éditeurs étrangers à travers la création d’un catalogue en anglais et d’un site internet, ainsi que la présence du SEA sur des marchés de droits. Les deux intervenants insistent sur la contrainte du temps qui est la principale raison pour laquelle certaines initiatives ne voient pas encore le jour ou sont interrompues, tout en saluant la force du collectif.

La manifestation littéraire comme levier de promotion
En conclusion de cette table ronde, Christine Morault présente le festival international L’Œil du Monde, dont la première édition s’est tenue à Nantes en avril 2023. Cette manifestation littéraire a rassemblé onze maisons d’édition jeunesse de création venues du monde entier, réuni une centaine d’actions culturelles et touché 15 000 enfants. L’objectif est de créer une dynamique d’échange entre éditeurs et bibliothécaires à travers le monde. La prochaine édition aura lieu à Bologne en mars 2024 et les suivantes auront lieu en Pologne et en République Tchèque afin d’ouvrir les enfants à d’autres cultures par le biais du livre.