Retour sur la table ronde #3 - Nouvelles pratiques de lecture en ligne : vraie ou fausse solution pour faire lire les jeunes ?

Publié le 09 mars 2023

Pour mieux comprendre et anticiper les mutations de la filière du livre le CNL organise, en 2022-2023, un cycle de petits-déjeuners dédiés aux professionnels.
Le 8 février dernier, cette troisième table ronde portait sur les nouvelles pratiques de lecture en ligne.

Table ronde 3eme

Nouvelles pratiques de lecture en ligne : vraie ou fausse solution pour faire lire les jeunes ?

Intervenants :

  • Jean-Philippe Mochon, Médiateur du livre
  • Luc Bourcier, Directeur général délégué au numérique chez Verytoon (Delcourt)
  • Romain Régnier, Fondateur et directeur général de Mangas.io
  • Károly Fogarassy, Co-fondateur et directeur général de Nabook
  • Michael Stora, Psychologue et psychanalyste, expert des mondes numériques

Introduction par Régine Hatchondo, Présidente du Centre national du Livre

Régine Hatchondo a rappelé la nécessité pour le CNL d’être en prise directe avec les évolutions du marché du livre et de sa filière en relation avec les jeunes. Aujourd’hui, 40 % des jeunes français ont déjà lu un livre numérique. Ce constat amène le CNL à se pencher sur les nouveaux usages, en particulier les plateformes de lecture en ligne, tout en veillant à garantir une juste rémunération pour les auteurs.

I. Regards croisés sur la lecture des enfants sur écran

Michael Stora, Károly Fogarassy et animé par Marie Ameller, cheffe du Cheffe du département de la Diffusion et de la lecture au Centre national du livre

Tout d’abord, Károly Fogarassy a présenté la plateforme Nabook, soutenue par le CNL dans le cadre de l'aide aux services numériques. Nabook est une plateforme de lecture destinées aux 7 - 14 ans dont le but est de transformer le temps d’écran en temps de lecture. Aujourd’hui, la plateforme créée il y a deux ans compte un nombre significatif d’inscrits qui, en moyenne, lisent 13 heures par mois sur Nabook (avec 3 heures et 15 minutes de lecture par semaine). Selon Károly Fogarassy, les écrans peuvent être un catalyseur du goût de la lecture chez les jeunes et peuvent permettre de contourner certains obstacles à la lecture (à travers notamment la sérialisation des ouvrages en épisodes et la mise en œuvre d’un système de récompense). Concernant la richesse littéraire des textes présents sur la plateforme, Nabook utilise le texte confié par les éditeurs. Seuls les verbes locuteurs sont modifiés pour correspondre au format de la plateforme. Une fonctionnalité dictionnaire a été intégrée ainsi que des fonctionnalités d’accessibilité. Aujourd’hui, un jeune français sur deux possède un téléphone dès 8 ans. Nabook s’en empare et se présente comme l’intermédiaire les incitant à lire régulièrement.

Michael Stora a ajouté que, malgré une concurrence entre temps d’écran et temps de lecture, le premier pouvait amener au second. L’erreur serait finalement de les opposer. Selon lui, ce n’est pas tant l’écran en lui-même, mais le contexte qui peut avoir des effets néfastes sur l’enfant. C’est plutôt la dynamique familiale qui va permettre de susciter l’envie de lire ou d’avoir des interactions. À cet égard, il a expliqué que la pression exercée sur les enfants pour les faire lire est contreproductive, en observant par exemple que le manga, parfois décrié par les parents, permet d’aborder des thématiques essentielles aux enfants et adolescents. Il a rappelé l’importance de partager l’écran en famille, de ne pas s’isoler face à ce dernier.

Sur la question de l’attention et de la captation de l’attention opérée par les acteurs du numérique, Michael Stora a insisté sur la nécessité d’une éducation aux stratégies et techniques employées par les réseaux sociaux pour accroître le temps passé sur les écrans. Károly Fogarassy a défendu quant à lui l’utilisation de ces techniques développées par les géants du numérique pour reconquérir du temps de lecture.

II. Les nouveaux formats de lecture en ligne : enjeux économiques et juridiques

Jean-Philippe Mochon, Luc Bourcier, Romain Régnier et animé par Aude Hanquez, Chargée de mission numérique au Centre national du livre

Romain Régnier a établi un constat en demi-teinte sur l’émergence du numérique dans le livre et le manga. Le marché du manga numérique en France représente 1,5 à 2 % du marché du manga, avec une problématique importante liée au piratage : aujourd’hui, pour un manga acheté en papier, au moins cinq sont lus en conversion illégale sur des plateformes de scantrad, qui proposent gratuitement l'accès à des millions de scans de mangas publiés au Japon en traduction amatrice. Il a évoqué le besoin de développer la lecture de mangas à travers des pratiques légales. Pour répondre à cette problématique, Mangas.io propose une offre d’abonnement afin d’accéder à un catalogue illimité de mangas, sur le modèle de Netflix. Les enquêtes menées par la plateforme démontrent que plus de 70 % des sondés affirment lire moins de contenus piratés depuis leur abonnement. Selon lui, la lutte contre le piratage ne doit pas seulement passer par le cadre législatif : il faut proposer des alternatives légales aux scantrad.

Luc Bourcier a ensuite présenté Verytoon, plateforme numérique de lecture et de vente de webtoons lancée par le groupe Delcourt. Le webtoon propose un contenu dessiné conçu pour l’écran de smartphone. Il s’agit d’une histoire séquencée en épisodes que l’on fait défiler verticalement sur son écran de téléphone. La plateforme s’adresse en particulier aux 18-24 ans. Verytoon articule son modèle économique à un système de jetons numériques appelés aussi tokens ou coins. La plateforme permet de faire découvrir d’abord gratuitement trois épisodes d’un webtoon à l’utilisateur et requiert ensuite l’achat de « coins » pour accéder aux épisodes suivants.

Le médiateur du livre, Jean-Philippe Mochon, s’est saisi en 2022 de la question du modèle économique des jetons sur les plateformes de lecture en ligne et devrait rendre son avis cette année. Il est d’abord revenu sur le cadre juridique, à savoir la Loi relative au prix du livre de 1981 et la Loi relative au prix du livre numérique de 2011. Sa décision de se saisir de cet enjeu fait suite à l’apparition sur certaines plateformes numériques d’ouvrages qui relèvent de la législation sur le prix unique du livre. La loi de 2011 confie à l’éditeur la responsabilité de fixer, pour le livre numérique, un même prix de vente pour tous les revendeurs. Or, avec ces nouvelles plateformes numériques, des mangas peuvent désormais s’acheter par packs avec des distributions gratuites de jetons, ce qui engendre une volatilité des prix des mangas et une réelle problématique juridique. Le Médiateur a précisé le besoin de régulation de ce modèle économique qui séduit de plus en plus de plateformes.

Luc Bourcier a ensuite évoqué la question des supports. Après avoir rappelé que la génération actuelle des 18 – 24 ans lit moins par rapport aux précédentes, il est revenu sur la nécessité de proposer d’autres modèles, sur d’autres supports. L’objectif est ainsi d’aller là où se trouvent les loisirs numériques et d’opter pour des stratégies numériques qui permettent un engagement progressif des jeunes. En cela, l’intérêt du jeton est d’inciter à un engagement où l’utilisateur n’est pas obligé de payer pour consommer. L’achat d’un épisode se ferait de manière « insensible ». En effet, le stock de jetons achetés permet de ne pas devoir utiliser sa carte bancaire dès que l’on souhaite accéder à un épisode. Luc Bourcier conclut sur l’intérêt de raccourcir le parcours de l’utilisateur sur la plateforme afin de l’amener plus rapidement à la lecture. Romain Régnier a évoqué sa prudence vis-à-vis de ce modèle économique. Il a évoqué le fait que le jeton fonctionne sur l’achat d’une monnaie virtuelle dont on ne connaît pas la somme en circulation sur la plateforme. Cela crée l’impression que tout le monde paye le même prix. La distribution illimitée de jetons comporte une dimension subventionnelle qui consiste à acheter sa base de lecteurs. Dans cette optique, la plateforme peut distribuer très largement des coins pour conquérir un marché et créer une audience. Le lecteur ira sur la plateforme où il y a le plus de gratuité. Ce modèle peut introduire une concurrence déloyale entre plateformes.

Par ailleurs, l’offre de webtoons de romances permet d’attirer un jeune lectorat qui ne se retrouve pas dans l’offre papier. Luc Bourcier a évoqué certaines interactions entre le format papier et le numérique. Des lecteurs de webtoons papier viennent ainsi lire la suite de leur contenu en format digital. Beaucoup de webtoons sont également adaptés en format livre. Le médiateur du livre a ainsi affirmé qu’une continuité vers la lecture est évidemment à assurer durant la mutation anthropique vers les écrans. Il a précisé que si la loi de 2011 sur le livre numérique permettait d’éviter la cannibalisation du livre papier par le numérique, le législateur devait désormais se poser la question des outils à privilégier pour préserver la diversité des canaux et un accès de la population (et particulièrement des jeunes) à la lecture.

Sur la question des enjeux internationaux et de la concurrence avec les géants de la tech asiatiques, Luc Bourcier a affirmé qu’il s’agissait finalement d’une opportunité. Le webtoon correspond à un seul et même format partagé partout dans le monde. Malgré une concurrence féroce instaurée par des grandes puissances financières, il existe une fenêtre d’opportunité pour les acteurs européens et français pour proposer des contenus qui s’adressent au monde entier. Romain Régnier a conclu sur le besoin d’accompagnement des plateformes françaises qui tentent d’apporter des alternatives aux grandes plateformes tech.